De la Corse, je ne sais rien. Jamais été là-bas. J’ai un a priori péjoratif: la Corse est un drame de la centralisation. Tous les gens intelligents de l’île sont « montés» à Marseille, Paris, ou partis à l’étranger. Ceux qui n’en ont pas eu le courage ou les capacités intellectuelles de le faire sont restés sur place. Ils sont fonctionnaires ou font chanter les autres pour gagner leur vie (1).
Un souvenir aussi. Lorsque j’ai été engagé au Figaro en 1979, on m’a demandé d’écrire un premier article sur un chanteur qui se lançait dans les affaires. Il s’appelait Bernard Tapie. Il faisait sourire Paris. J’ai été ironique dans mon article, très court et pourtant, Tapie a attaqué le journal. Premier article, et un procès: ça la fichait mal. Je monte au cinquième étage. C’est toujours dans des bureaux miteux que nichent les éminences grises. J’y trouve Xavier Marchetti, l’ancien attaché de presse de Georges Pompidou, un Corse délicieux, pétillant – il avait toujours un pistolet extraplat sous son smoking. Xavier me voit embarrassé par ce procès, il me dit: «Petit, ne t’inquiète pas, je vais régler ça! » Il décroche son téléphone, il appelle un sénateur, un certain Charles Pasqua. Il épelle mon” nom trois fois (Hauter, ce n’est pas un nom corse).
Il raccroche. «Bon, petit, c’est réglé », dit-il. Je ressors du bureau de Marchetti assez perplexe, pas rassuré. Deux semaines plus tard, je suis convoqué pour la première fois dans le bureau du patron de la rédaction, Max Clos. Il me dit: «Hauter, c’est un nom alsacien, ça, non? Bon, alors pouvez-vous m’expliquer pourquoi j’ai là, sur mon bureau, deux cents lettres provenant de deux villages corses, expliquant que vous êtes un type formidable ? »
Je ne sais plus comment je m’en suis sorti devant Max. Mais dans l’avion qui m’emmène aujourd’hui de Marseille à Ajaccio – la compagnie de transport maritime est en grève -, je suis déjà sur l’île de l’ami Marchetti. Un gars hurle dans son téléphone, il est colère contre sa femme: « C’est l ‘anniversaire du petit? Tu n’aurais pas pu me le rappeler? » Les hommes se connaissent tous, ils s’embrassent avec des airs graves. Ils portent des jeans, des vestes sombres, ils s’avancent avec une démarche modeste, un peu fuyante. Leur regard est bas. Des taiseux :
– «Ca va?»
– « Et toi? »
Les femmes restent assises, elles font un petit signe de tête de-ci de-là. Elles sont maigres et brunes, souvent très belles. Elles ont l’air maussade, renfrognées. On ne leur donne pas d’âge. Des ombres, dans leurs robes noires. Si vous en regardez une, elle vous fixe. Un regard sombre, chargé de défiance. Les yeux corses sont ténébreux et provocants. Des lueurs revêches, de l’obsession confinant à l’entêtement. Un orgueil inébranlable. On le comprend aussitôt: les femmes sur cette île commandent, les hommes paradent. Ils ne lisent qu’un seul journal, Corse-Matin. L’hôtesse dit «Attachez votre ceinture! » en langue corse. C’est rocailleux. Passé l’aéroport Napoléon-Bonaparte, dans les rues d’Ajaccio, les enseignes donnent le ton: Da Corsica Produits Corses, Les Pierres de Corse, Villages Corses, Miel, Huile, Casa Napoléon Épicerie Fine, Corse Tour … À côté du restaurant Da Mamma, un chinois baptisé Shangri La a fait faillite. À la devanture de la Maison de la Presse, j’ai le choix entre Napoléon. Sa vie, ses batailles, son empire; Napoléon et les femmes; Napoléon mon aïeul, cet inconnu; et Napoléon et l’empire de la mode.
Davantage encore que sur le continent, les cafés sont bondés à n’importe quelle heure du jour et de la soirée: Tous les rendez-vous sont fixés en terrasse. Les gens vous épient, ils parlent bas, ils ont l’air sur la défensive. C’est vrai, ils ne sont que 300000 sur l’île. Et 55 000 dans cette plus grande ville du coin. Un nouveau, ça se remarque. Ils vous disent: «On est comme les autres, mais différemment. » Marion, une journaliste, pointe son doigt, sur mon carnet, elle me fait les yeux noirs: “Ecris! La Corse est une région attachante! On n’est pas des pestiférés!” Quelle paranoïa! Je change de terrasse de café. Le proche collaborateur du préfet, avec qui j’ai rendez-vous interrompt soudain notre conversation: «Excusez-moi, je dois voir ce gendarme là-bas, il a des choses à dire, c’est secret, hein! Allez excusez-moi! » Je me retiens pour ne pas éclater de rire. Tous sont contaminés par l’ambiance locale.
Le pays de l’ours, rude et cruel
La Corse me fait penser à la Mongolie. Des familles claniques qui, brutalement, voient leur univers traditionnel basculer dans la modernité. La glissade est vertigineuse. Alors, c’est humain: ils s’accrochent romantiquement à une tradition déjà morte. Une île, me dis-je, c’est renfermé, on peut nier la réalité du monde plus longtemps qu’ailleurs. À Ajaccio, la Corse est embourgeoisée. Elle vit paisiblement du tourisme moderne. Les villes des côtes sont confortables. À Bastia, le premier fast-food vient d’ouvrir. Les Corses ont fait la queue trois mois durant pour découvrir les hamburgers. Mais les gens se donnent un air grave, ils se prennent au sérieux. Cela pourtant ressemble à un conformisme. Ne font-ils pas semblant d’être rattachés à un monde rural qui ne rassemble plus que 2 % des habitants? Les villages de montagne à moitié en ruine représentent-ils encore leur monde réel? Le berger incarne- t – il toujours les valeurs corses et le bandit corse symbolise-t-il le défi à la à loi? Cela a l’air d’un film enfantin et touchant. Respectables, aussi. Les Corses n’acceptent pas l’inéluctable, la banalisation moderne. Voilà ce que je me dis avant d’aller en montagne, de monter vers Corte, « U paese di l’orsu», le pays de l’ours.
On y arrive par une route tortueuse qui vous envoie dans un autre univers. Pays cruel. Col hanté.
Pays noir d’arbustes. Pays pauvre, pays rude, terres arides où alternent le givre et la sécheresse.
C’est encaissé, raviné, sinistre. Pays impitoyable où le chat sauvage déchiquette l’agnelle, où le rapace s’abat sur le lièvre, où le pied dérape sur les pierres, où le voisin tue le frère, où l’indulgence n’existe pas, où jamais la transgression n’est pardonnée, où la parole perpétue le mensonge. Il faut s’arrêter en route et, dans le crachin, marcher quelques heures sur cette terre si dure pour commencer à la comprendre. Pas d’étoiles dans le ciel. On en a le cœur retourné. Ce pays-là est torturé, sans pitié.
J’y viens à la sortie de l’hiver, interminable. Les phares percent difficilement la brume. Voici le village minuscule, fiché sur la pente raide de la montagne. Voici la maison où l’on m’attend pour diner. J’apporte des fleurs. On ne sait qu’en faire. On les dépose sur une chaise. « Ici, le salon, c’était l’étable, avant.», m’explique-t-on. Au mur, un râtelier chargé d’une demi-douzaine de fusils de chasse, et un arc pour tuer silencieusement le sanglier. La vieille dame qui me reçoit en compagnie de son fils, raconte la guerre, tous ces morts, la descente au fond des ravins pour chercher les châtaignes, la remontée. «L’arbre à pain nous a sauvés », confie-t-elle. Des chants disent la tristesse et la nostalgie du temps passé. Le porcelet a cuit un jour. entier dans la cheminée. Du miel. Quand les Corses vous accueillent, leur générosité est sans limite ..
Une violence d’un autre âge
Bastia le lendemain. La ville se presse au tribunal. Pas pour l’un de ces assassinats à la chevrotine, sous les yeux de l’épouse ou à la terrasse d’un café, ces règlements de compte ordinaires qui font entre vingt et trente morts par an et agitent le landerneau corso-judiciaire (2). Non, aujourd’hui, c’est la sauvagerie de la société corse qui monte à la surface. Cinq accusés dans le box, en appel, pour les peines de dix à trente ans de prison qu’ils ont déjà commencé à purger. En janvier 2005, ils ont tué le patron du bar L’Oasis pour tenter de faire disparaitre une dette de jeu. La victime, Jojo, Joseph Vincensini, a été rouée de coups. Le corps a été abandonné aux cochons à Sainte- Lucie de Mercurio, un village proche. Comme chacun sait, les porcs ne mangent pas les cheveux et les dents des cadavres:
Jojo a donc été décapité avec une hache, et sa tête jetée dans un puits désaffecté. Finalement, les cochons n’avaient pas faim, le corps a été récupéré dans la porcherie par les assassins, puis abandonné dans le coffre d’une vieille Peugeot (3). Verdict de prison un peu moins lourd pour les cinq minables.
Sur le cours Paoli, à deux pas du tribunal, les cafés se suivent et se ressemblent, on y commente le procès: chacun connaissait la victime et les assassins. Les «fratelli», les nationalistes, paradent dans leurs battle-dress ridicules, au volant de leurs vieux 4 x 4. lis incarnent cette violence d’ml autre âge qui poisse la Corse et qui, parfois, comme à Corte, tourne à la sauvagerie. Leur tribu montagnarde s’est toujours battue contre les gens de l’extérieur. Les voilà désormais encerclés par l’autre Corse, celle des plaines et des villes. Ce n’est pas un mal. « Les Corses ont une lourde responsabilité dans le destin médiocre qui est le leur », concède le Dr Edmond Simeoni, dont la famille a été la cible de soixante-quatre attentats. Le vieux nationaliste ajoute, à une terrasse de café de Bastia: « La Corse a changé, elle va basculer. Les Corses ne le savent pas. Paris le sait. » Oui, Corte, avec son université corse médiocre, est un réduit, la réserve naturelle d’une espèce française primitive, en voie d’extinction. Je m’envole pour Paris: cap sur une autre tribu, aux rites bien singuliers elle aussi. Celle que les Français monument « les élites ».
(1) IL y a eu quinze mille attentats en Corse ces trente dernières années.
(2) Magazine Corsica, mars 2011.
(3) Cette sinistre histoire est racontée en détail dans le magazine XXI du dernier trimestre 2010, SOIIS le titre « Un poker corse».
Le Bonheur d’être Français / Le Figaro – Samedi 9 Juillet 2011
La Corse, L’île où le pardon n’existe pas …
SÉRIE (5/36)
Les Corses n’acceptent pas l’inéluctable, la banalisation moderne.
Les gens parlent bas, ils ont l’air sur la défensive. Mais quand ils vous accueillent, leur générosité est sans limite.
Par François Hauter
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