Lorsqu’on parle de bilinguisme aujourd’hui à l’école on se réfère à l’enseignement bilingue, offert et dispensé dans la majorité des écoles primaires de plus de 4 classes.
Dans ces écoles, la majorité des élèves inscrits ne sont pas, au départ, bilingues. C’est l’enseignement bilingue qu’ils vont y recevoir qui leur permettra de développer les deux langues de façon équilibrée et d’atteindre le niveau fixé par le cadre européen des langues.
Mais cet enseignement ne se résume pas à l’acquisition seule de compétences langagières, communicatives. L’enseignement de la langue est mené de pair avec l’enseignement des disciplines dans la langue.
Dans l’enseignement bilingue, deux langues coexistent, non seulement comme disciplines mais comme langue de communication et de culture. C’est exactement cette forme d’enseignement qui est dispensé en Corse même s’il n’y a probablement pas de stratégie universelle pour mettre en place un bilinguisme fonctionnel et le plus équilibré possible dans un système scolaire. Pour atteindre cet équilibre linguistique, l’immersion est une nécessité.
L’approche scolaire suffit – elle à promouvoir une société bilingue ?
L’école, seule, ne peut promouvoir une société bilingue. Si aujourd’hui le corse a investi des espaces, en particulier la sphère publique, d’où auparavant il était interdit, il n’en demeure pas moins que le nombre de locuteurs diminue.
À l’heure actuelle tous nos efforts doivent se porter sur l’ensemble de la société. Et de ce point de vue, il n’y a pas d’autre chemin que celui de la reconnaissance statutaire de la langue. Il est indispensable d’obtenir un statut d’officialité de la langue corse qui ne soit pas une loi uniquement symbolique. Ce statut devra surtout être accompagné d’un processus d’officialisation comprenant des mesures, des actions, planifiées dans le temps et dont les résultats devront être évalués pour procéder aux ajustements indispensables.
Une société bilingue ne se décrète pas, elle se construit par une politique graduée mais interventionniste des pouvoirs publics. Le projet de loi, en ce moment discuté à la CTC, doit préparer la Corse à s’engager sur la voie d’une politique linguistique forte au-delà des bonnes intentions de la préservation des droits linguistiques.
Bien sûr, l’attitude du pouvoir central parisien doit évoluer.
L’imprégnation jacobine, aussi bien prégnante à droite qu’à gauche lie de façon fort discutable unité politique et homogénéité culturelle, puis empêche de façon récurrente toute évolution statutaire. Cette doctrine maximaliste qui tend à confondre égalité et uniformité, ne trouve pas d’équivalent ailleurs. Elle véhicule des aberrations qui font un lien parfaitement discutable, car de nombreux pays possèdent des statuts de co-officialité, entre reconnaissance de la diversité culturelle et repli identitaire.
Le bilinguisme est-il enrichissement ou appauvrissement ? Est-il une première étape vers le plurilinguisme ? En quoi celui-ci est-il souhaitable?
Dans un contexte de mondialisation, la capacité des individus à raisonner à des échelles différentes et à les mobiliser simultanément est un atout précieux. C’est un facteur de stabilité et la garantie de repères dans un contexte de mutation accélérée des territoires. À ce titre, la revendication d’une reconnaissance des langues régionales n’est pas un combat d’arrière-garde ou le fruit d’une volonté passéiste mais s’inscrit bien dans la modernité.
À nous d’oeuvrer pour l’obtention d’un consensus le plus large possible autour de ce projet de loi. Chacun d’entre nous doit être conscient de la responsabilité qu’il portera dans la réussite ou l’échec de cette démarche. La société corse tout entière a besoin de cette évolution. En perte de repères, atomisée, la reconnaissance culturelle et le bilinguisme lui permettraient de s’épanouir pleinement et de promouvoir les valeurs de respect et d’intégration qui ont toujours été les siennes.
Quand on est reconnu, respecté, quand on se connaît on ne peut pas avoir peur de l’autre.
Contrairement à certaines affirmations, le bilinguisme a un effet positif sur le développement de l’individu et sur son épanouissement. Les études montrent une plus grande flexibilité cognitive des enfants qui ont l’habitude de passer d’un système de symboles à un autre. C’est une sorte de gymnastique pour le cerveau qui augmenterait ainsi son rendement. Le bilinguisme facilite l’apprentissage de la lecture, la sensibilité communicative, l’adaptation aux situations de communication.
Et pour les autres langues ?
Les enfants bilingues ont une facilité pour apprendre une troisième, quatrième langue.
En aucun cas l’apprentissage d’une langue quelle qu’elle soit ne peut être considérée comme un appauvrissement. Ceux qui font ce genre de déclarations se renferment dans des postures idéologiques qui hiérarchisent les langues par rapport à un ordre politique et économique établi. Un ordre mondial qui n’accorderait qu’à l’anglais les seules vertus communicatives de réussite professionnelle. Si c’était le cas il faudrait donc instaurer l’anglais comme langue unique sur Terre ce qui serait catastrophique pour l’ensemble de l’humanité. C’est pour ces raisons que le conseil de l’Europe favorise le plurilinguisme. La connaissance d’autres langues engendre, en outre, compréhension mutuelle, les échanges
directs entre citoyens dans une Union toujours plus grande et plus diverse. Le bilinguisme prépare donc à ce plurilinguisme où chacun apprend d’autres langues selon son projet.
Est ce que le corse est une « langue utile » au delà d’un horizon personnel ?
À quoi juge-t-on l’utilité d’apprendre une langue, fût-elle « régionale », si elle participe à l’identité et à la culture d’une région,ce qui constitue un motif déjà suffisant de sa protection et de sa reconnaissance ? Patrimoine immatériel de l’humanité elle favorise la cohésion sociale, le lien transgénérationnel.
L’apprentissage de la langue corse permet d’acquérir et de consolider les valeurs ancestrales de la culture corse. Au-delà de l’utilité c’est un véritable besoin pour les Corses de pouvoir utiliser leur langue. C’est justement pourquoi l’accès au corse doit être démocratisé. Toute personne vivant sur notre territoire doit y avoir accès. Ne le réserver qu’à quelques volontaires est dangereux car c’est à ce moment-là que l’on crée de la discrimination.
Maintenant si l’on parle d’utilité au sens économique du terme, il est évident que le corse ne sera jamais une langue internationale de communication, mais ce n’est pas le but recherché. Par contre la corsophonie doit être reconnue sur le territoire comme une compétence
certifiée et négociable sur le marché de l’emploi. Mais pour cela il faut absolument installer des dispositifs de formation intensive, en immersion pour permettre à chacun d’acquérir les compétences nécessaires et reconnues de type « certificatu » ou CLES.
En tant qu’élue, que pensez-vous de la charte de la langue corse ? Est-ce que les communes y sont sensibles ? Le corse est – il parlé, écrit au sein de l’assemblée de Corse ? Peut-on envisager des débats en langue corse ?
La charte de la langue corse est un dispositif qui a vu le jour avec le plan de développement de la langue corse lors de la dernière mandature.
Les communes y sont sensibles et elles sont de plus en plus nombreuses à la signer. Elles rencontrent souvent des problèmes financiers pour la mise en oeuvre des points qu’elles ont ratifiés, comme la formation des hommes, la mise en place de la signalétique. Quelle que soit l’évolution statutaire de la langue corse, il sera indispensable d’obtenir les moyens financiers d’accompagnement. Sans cela, nous irions droit à l’échec.
L’évaluation de ce plan de développement a démontré les limites institutionnelles de notre action collective. L’évolution statutaire s’impose
donc comme la clé de voûte indispensable à la défense, la promotion et la diffusion de la langue corse.
Pour ce qui est de l’assemblée, le groupe auquel j’appartiens s’exprime souvent en langue corse. La plupart des conseillers sont corsophones
et on pourrait envisager des débats en langue corse mais pour cela il faudrait offrir la possibilité à ceux qui ne maîtrisent pas la langue de se former. Mais surtout il faudrait que ceux qui considèrent régulièrement nos interventions en langue corse insupportables réalisent au combien il serait intéressant de donner l’exemple au sein de l’hémicycle et que leurs positions font partie d’un temps bien révolu.
Nicolas Sarkozy a exprimé son refus de ratifier la charte des langues régionales et minoritaires. Qu’en pensez-vous ?
Les propos du candidat en campagne relèvent d’une volonté d’attirer un électorat opposé à toute forme de reconnaissance de la diversité. Le discours est basé sur une erreur manifeste tout d’abord, lorsque le président dénonce le pouvoir de nuisance à l’unité de la nation française que constitue la Charte des langues régionales, en octroyant des droits linguistiques. En effet, la Charte vise la seule protection du patrimoine culturel européen dont les langues régionales ou minoritaires sont un élément de richesse. Elle traduit d’une part, le souci de maintenir et de
développer les traditions et le patrimoine culturel européen, d’autre part, le respect du droit de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique.
Nous avons affaire à des propos démagogiques et populistes qui agitent le spectre d’un danger tout à fait illusoire que constituerait la signature de la charte. Le but est de rallier des voix. Cette posture idéologique, découle directement de la confusion entretenue à l’envi entre unité politique et homogénéité culturelle depuis la révolution. D’autres candidats à la présidentielle tiennent le même discours. Mélenchon ne semble pas disposé à reconnaître toute forme de diversité linguistique, voire de spécificité.
Déjà en 1792, l’abbé Grégoire affirmait : « Le français est la langue de la liberté ». En accord avec le conventionnel Barrère qui, au nom du Comité de Salut Public, déclarait sous la Terreur que « le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle italien et le fanatisme parle basque » ! Des Corses, « amis ardents de la liberté, quand un perfide Paoli et des administrateurs fédéralistes ligués avec des prêtres ne les égarent pas ». Deux siècles plus tard, on en est toujours là.
Pour notre organisation politique la signature de la Charte Européenne n’est qu’une étape vers la reconnaissance officielle de la langue corse et l’acquisition de droits linguistiques sur notre territoire. Des droits linguistiques imprescriptibles si on se réfère à la convention des droits de l’homme. Il est grand temps pour le France de rejoindre l’immense majorité des pays bilingues, plurilingues du monde.
Propos recueillis par Véronique EmanuelliPhoto de G. Baldocchi (Corse-Matin du 05.07.2011)
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