L’entrelac des peuples dans les Balkans est complexe, produit d’une histoire tumultueuse depuis le Moyen Age entre l’empire ottoman et les autres confessions religieuses, notamment la religion chrétienne orthodoxe qui régnait sur Constantinople jusqu’à la fin du premier millénaire. La minorité turque de Thrace, à l’ouest de la Grèce, est l’héritière de ce passé.
Trois « districts » grecs de la taille d’un département chacun forment la Thrace Occidentale, séparée par la frontière turque de la Thrace Orientale qui va jusqu’à Istambul. Les peuplements de cette plaine côtière adossée aux montagnes du sud des Balkans, et bordant le nord de la Mer Egée, ont fluctué au cours des siècles, et la guerre de 14-18, perdue par la Turquie, a scellé le sort de ces territoires à la population mélangée grecque et turque : ils ont été intégrés à la Grèce par le traité de Lausanne de 1923. Ce traité international prévoyait cependant les obligations que l’Etat grec devait remplir pour assurer aux populations musulmanes et turcophones le respect de leur identité.
Son peuplement mixte culturellement et religieusement se comprend plus facilement en utilisant le parallèle de l’Irlande du Nord, où catholiques et protestants cohabitent sur un même territoire tout en étant deux sociétés bien séparées. Les uns se structurent autour des églises orthodoxes, les autres autour des mosquées, les écoles sont confessionnelles, les systèmes sociaux sont eux aussi fortement communautarisés et les mariages mixtes très rares. Puis la laicisation par l’Etat grec a donné toute sa force au système dominant, celui des Grecs, qui a épousé la nouvelle forme institutionnelle, tandis que la minorité turque s’est retrouvée mise à l’écart, puis mise sous tutelle.
Ainsi le mufti est l’autorité supérieure de la communauté turque. Il est élu par les fidèles et il règle traditionnellement la question des mariages, des divorces et des héritages, et il agrée les autorités religieuses qui officient dans les mosquées du territoire. Le premier mufti a été désigné dans la foulée du traité de Lausanne. Son successeur a été élu à sa mort en 1949. A l’époque la Grèce vit un conflit armé entre l’armée et les maquis communistes qui seront les derniers en Europe de l’Ouest à rendre les armes. L’Etat grec a dû alors admettre cette élection. Par contre, en 1986, alors que le régime des colonels est enfin renversé, la nouvelle élection du Mufti est illégalisée par l’Etat, qui, comme la Chine communiste au Tibet, désigne un « mufti officiel » dont les actes sont légaux, ce qui oblige la communauté turque à passer par lui. Le Mufti élu, Ibrahim Sherif, a même été condamné à de la prison ferme pour « usurpation de fonction », et son sort témoigne de l’esprit de persécution qui s’applique contre cette communauté.
L’Etat grec impose en effet un déni d’identité à la minorité turque de Thrace. Toute association ou toute démarche qui comprend le mot « turc » est aussitôt illégalisée comme atteinte à la sacro-sainte « unité nationale » qui ne connait que des « citoyens grecs de confession musulmane ». Ainsi, comme beaucoup d’autres, « l’association turque de Xanthi » a été dissoute en 1983 car son nom constituait une « atteinte à l’ordre public ». Pour cela, la Grèce a été condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui a décidé, dans son arrêt du 27 mars 2008 que « le droit à l’auto-identification ethnique constitue un principe majeur sur lequel devrait se fonder toute société démocratique pluraliste et qu’il devrait être effectivement appliqué à toutes les minorités, qu’elles soient nationales, religieuses ou linguistiques. »
Mais cela n’arrête pas l’Etat grec qui continue à refuser d’enregistrer toute nouvelle association permetttant de structurer la communauté turque dès l’instant que les mots « turc », ou « minorité turque » sont mentionnés dans l’appellation. De même la mention des noms turcs des localités est proscrit, et la ville de Güçülmine, pourtant habitée majoritairement par les turcs, ne peut être désignée que par son nom grec de Komotini, et la censure bat son plein.
En fait, la communauté turque de Grèce est stigmatisée de façon déraisonnable en raison de la permanence du diffférend greco-turque, et la situation s’est particulièrement aggravée depuis le conflit chypriote dans les années 70. Désignés comme « liés à l’ennemi », ils subissent une interdiction professionnelle systématique. Ils ne peuvent pas être policiers ou militaires, pas même fonctionnaires. Une association de diplomés apporte les preuves argumentées de la discrimination professionnelle exercée à l’encontre de ceux qui obtiennent leurs diplomes, juristes, médecins ou ingénieurs. Jusqu’aux années 80, il leur était même interdit de passer un permis de conduire, y compris un tracteur agricole, créant un retard économique insensé pour les exploitants agricoles qui forment l’essentiel des actifs de la minorité turque. Tout cela rappelle, en plus grave encore, la situation des catholiques en Irlande du Nord dans les pires années Thatcher.
Un grand mouvement politique de défense de leurs droits a été créé en 1991. Son dirigeant charismatique, Sadik Ahmet, a disparu en 1999 dans un accident de la route très suspect, après avoir été élu, le premier, comme député turc non inféodé à un parti athénien. Ce parti (DEB – Parti de l’Amitié, de l’Egalité et de la Paix) continue avec difficulté son combat, mais la loi électorale a été modifiée pour qu’une telle éventualité ne puisse se reproduire en établissant un seuil électoral impossible à atteindre pourles 150.000 électeurs de la communauté turque. Et l’extrême droite grecque, en pleine expansion, multiplie les exactions à leur encontre, avec la complaisance des pouvoirs publics.
Cependant, le niveau d’organisation et de mobilisation de cette minorité est remarquable, formé d’un tissu dense d’associations, avec le concours d’une diaspora très active principalement établie en Allemagne. Elle garde un usage de la langue très vivant malgré son « immersion » dans le bain linguistique grec grâce en particulier à un système d’enseignement codifié par le traité de 1923. Mais l’Etat grec sabote littéralement cette école en y affectant des enseignants sous-qualifiés incapables ou presque de parler turc alors qu’ils ont mission de l’enseigner. Et quand la loi éducative a rendu l’enseignement des plus petits obligatoire, elle ne l’a mis en place qu’en grec et refusé de le faire en turc car cela n’était pas explicitement prévu dans le traité de 1923. Et les enfants qui « sautent » cette classe d’immersion en langue grecque sont alors interdits de s’inscrire dans les classes supérieures.
La minorité turque de Thrace Occidentale connait donc une situation inacceptable malgré les droits conférés par le Traité de Lausanne de 1923. Car un accord équilibré ne vaut que si les parties en présence ont des rangs comparables. Or la Grèce est un Etat de l’Union Européenne, et la minorité turque de Thrace, 200.000 habitants dont un quart vit en exil, principalement en Allemagne, ne dispose d’aucune institution pour la défendre. Quatre vingt-dix ans après la signature du traité de Lausanne, elle est devenue la minorité d’Europe la plus discriminée sur son propre territoire. Et la protection des Traités Européens, qui prévoient de garantir les droits des minorités, ne suffit manifestement pas pour éviter les attitudes liberticides, même si la Cour Européenne des Droits de l’Homme a rendu une décision condamnant l’Etat grec.
L’Europe doit donc se saisir de cette situation qui frappe une minorité formée par des citoyens européens, et leur apporter un soutien réel pour obliger enfin l’Etat grec à reconnaître leurs droits au delà de la décision de la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui est restée sans lendemain.
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L’information Corse, Corsica Infurmazione
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