Revenir à sa manière sur un thème maintes fois visité – ici les relations entre Napoléon et Pozzo di Borgo – constitue un exercice difficile, voire périlleux. Lorsqu’il s’agit d’un personnage susceptible d’être érigé en mythe, la démarche est évidemment séduisante.
En utilisant le mot mythe, nous ne faisons pas allusion à Napoléon : le Prométhée corse sur son rocher en est indiscutablement un, mais ce n’est pas le sujet. Au reste, dire de l’Empereur qu’il est un mythe relève d’une évidence telle que la phrase suivante menacerait de sombrer dans la platitude la plus effrayante…
Le mythe, ici, c’est Pozzo, ou plutôt la haine tout à la fois violente et patiente qu’il voua à Napoléon : une haine mythique. L’exploration d’un sentiment d’une telle force relève nécessairement du singulier et de l’universel. Elle nous entraine dans les méandres de la nature humaine mais également dans les profondeurs de l’âme insulaire. Marie Ferranti le montre bien – le titre même de l’ouvrage l’indiquait déjà clairement – la haine de Pozzo est une haine identitaire : « Que resta-t-il de corse en Pozzo, hormis sa haine ? Un sens politique hors du commun… »Laissons ici cet autre marqueur supposé de la corsité, le sens politique, pour nous concentrer sur le sujet de l’ouvrage. On pense aux fameux vers de Giuseppe Multedo (1810-1894), auteur corse de langue italienne : « T’amo, o terra degli odii tenaci, / T’amo, o terra dei fervidi amor », dont les mots seront repris au siècle suivant – dans un sonnet en langue française – par Paul-Louis Marchetti : « Pays d’ardent amour et de haine tenace / Où le soleil mûrit le fruit et la passion… »
La postérité des vers de Multedo – comme, du reste, cet emprunt intertextuel par delà le changement de langue – est sans doute significative de cette haine tenace qu’évoque Marie Ferranti dans son livre… En outre, la formule a l’avantage de nous faire voir fidélité en amour – ou en amitié – et fidélité à la haine, comme deux aspects d’un même fait culturel. Et si Pozzo di Borgo n’a aucune inclination au pardon, c’est un trait qu’il partage avec son ennemi. Madame de Rémusat rapporte à cet égard dans ses Mémoires une anecdote significative. À l’occasion de l’une des soirées de Boulogne (1802-1803), le Premier Consul aurait expliqué qu’il n’avait compris que récemment le dénouement de Cinna, la fameuse clémence d’Auguste, et ce grâce au jeu d’un acteur : « Il prononça le “Soyons amis, Cinna“, d’un ton si habile et rusé, que je compris que cette action n’était que la feinte d’un tyran, et j’ai approuvé comme calcul ce qui me semblait puéril comme sentiment ». Ainsi, un pardon sincère et désintéressé paraissait totalement invraisemblable au futur empereur… De fait, Pozzo, Napoléon, de nombreux autres dirigeants corses, Paoli lui-même, ont peu pardonné dans leurs vies politiques, si ce n’est, comme Auguste (du moins vu par Bonaparte) : par calcul. C’est cette inaptitude au pardon – ou cette constance dans la haine –, que Marie Ferranti traite, avec perspicacité et élégance, dans son ouvrage.
Parfois, l’auteur se demande si Pozzo di Borgo n’a pas exagéré son apport personnel à la chute de Napoléon, lorsqu’il prétend avoir convaincu l’empereur Alexandre de marcher sur Paris : « Au vrai, j’ai été séduite par l’idée que Pozzo avait pu jouer ce rôle et je suis déçue qu’il ne l’ait pas fait ou plutôt de ne pas en être absolument certaine ».
Ce scrupule honore Marie Ferranti, mais est-ce là que réside l’essentiel ? Qu’importe l’exactitude historique, si la vérité romanesque nous dit quelque chose de ce que nous sommes réellement ?
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